L’ultime

Jour 53 – dimanche 10 mai 2020 – 21h59

L’ultime

C'est l'ultime. Enfin nous espérons. Non pas que nous souhaitions cesser ce contact quotidien avec vous bien entendu. Espérons que ce confinement cesse, totalement, définitivement. Quoique sans être pessimistes, il nous semble que cette inédite situation ne soit qu'une première.

53ème billet pour autant de jours. Le samedi 14 mars au soir nous démarrions l'écriture de ce billet quotidien. 52 billets plus tard nous sommes rendus à la "liberté". Drôle de liberté toutefois quand quelques jours plus tôt nous célébrions, le 8 mai, les 75 ans de la victoire des alliés contre l'idéologie fasciste. Des liens ont été tissés entre ces deux événements... Cela nous attriste. Comment peut-on comparer de telles situations ? Nous n'étions pas en guerre en 2020. Nous étions enfermés chez nous, dans nos maisons, dans nos appartements. Courageux et héros à rester à l'intérieur, résistants du dedans quand d'autres dans les années quarante bravaient les interdits, la peur, la souffrance, l'éloignement, la mort pour rétablir la liberté. Nulle bombe larguée sur nos vies, nos villes. Nul enfant parti à la guerre pour revenir vieillard et silencieux ou pour y rester, allongé dans un champ de patates. Nous sommes des héros du confort. Demain on déconfine. Demain prenez soin de vous...

Nous avons tenu ce blog pour garder un lien avec vous, chers amis. Nous, Christèle et Jean-Baptiste, sommes habituellement assez discrets sur notre vie privée, cachés derrière les livres, derrière nos choix. Nos intérêts, nos engagements sont contenus dans notre offre éditoriale. Pourtant, à ce premier soir de confinement, à l'heure où l'ordre a été donné de clore pour une période indéterminée notre lieu si aimé, notre librairie, nous n'avons pas hésité et nous nous sommes livrés. Exercice agréable mais dangereux car parfois mal interprété. Nous avons démarré par un coup de gueule contre la tenue des élections municipales en France, ce premier tour que d'autres, ministre démissionnaire entre autres, n'ont pas hésité à nommer "mascarade". Cela nous a valu des déboires et nous en vaudra encore. C'est ainsi. Toutefois, à ce jour, ces élections sont une croix à porter pour le gouvernement. Nous ne reviendrons pas dessus mais payons à ce jour notre liberté d'expression. Aveuglement égocentré.

Dans ces billets quotidiens jamais nous n'avons jugé. Nous ne sommes rien que nous mêmes et serions bien en peine, bien prétentieux de juger. Vous êtes libres et nous le sommes, de penser et d'écrire. Il est vrai que nous chérissons notre liberté d'expression, non comme un porte étendard, non comme un argument vain balancé à la gueule du possesseur de carte électorale et bafoué ensuite. Nous pratiquons le libre arbitre, le pas de côté, la bifurcation et haïssons les petits dictateurs de la pensée. C'est ainsi. Libraire est un métier mais bien plus que cela. Libraire est un état d'esprit. Une librairie indépendante est indépendante, par définition, par le fait qu'elle n'est soumise financièrement à aucun groupe, conglomérat, chaîne... Nous aimons rajouter qu'elle n'est indépendante que si elle possède son indépendance d'esprit.

Les réseaux sociaux ne sont pas notre terrain d'expression favori. Ils possèdent ce charme de la liberté mais sont aussi, hélas, un terrain de jeux, jeux malheureux, pour déblatérer un ramassis de conneries, d'inepties, de dangerosités dramatiquement énoncées. Comme chaque outil, ils peuvent, mal utilisés ou utilisés à des fins malsaines, s'avérer contre-productifs ou pire, néfastes. A écrire chaque jour, nous nous sommes rendus compte de la perversité de ceux-ci. Leur facilité d'utilisation, leur immédiateté incontrôlable et leur puissance virale peuvent être tragiques. Nous avions coutume de dire qu'un bon mot pouvait tuer. On peut également désormais penser qu'un tweet, qu'un post Facebook ou autre peut nuire et être aussi dangereux qu'une arme à feu. Une des qualités de ces réseaux est en fait un de ses plus gros défauts : l'immédiateté. Souvent, les messages sont postés sous le seul coup de l'émotion faisant d'un micro événement, d'une micro réaction, un événement incroyable déclenchant alors toute une chaîne de réactions. Novices en la matière nous découvrons cela. De l'ancienne école nous chérissons cette liberté, nous manions cet outil, nous façonnons notre pensée au gré de nos lectures, de nos rencontres et de notre "maturation" qui précédera le pourrissement intellectuel probablement. C'est ainsi que nos billets quotidiens ont été tour à tour poétiques, colériques, littéraires, musicaux mais toujours littéraires, mais toujours sincères...

Alors et maintenant ? Tout commence ou tout finit ? Tout redémarre et se poursuit ? Nous ne savons pas pour vous, mais nous avons été bercés d'illusions puis douchés par des déconvenues. Optimistes un jour et pessimistes, pour ne pas dire réalistes, le lendemain. Nous avons entendu de beaux discours, de belles déclarations d'intentions, la main sur le cœur, le cœur jamais bien loin du portefeuille. Nous avons entendu applaudir à 20h chaque jour le personnel soignant. Que restera t-il de cela. Seront-ils, ces hommes et femmes, héros un temps et méprisés ensuite? Mépris pour leurs sincères revendications. Comment appréhender également la fermeture de tous les lieux non essentiels ? Comment appréhender la fermeture des marchés ? Quel ressenti avoir quand le Président de la République salue et note l'effort sensationnel des grandes surfaces pendant ce confinement, seules à pouvoir nourrir la population ? Et ne parlons pas des rayons non essentiels pourvus et ouverts... Quel impôt de solidarité sera alors reversé ? Pourquoi ne pas applaudir aussi ceux qui, pour la bonne marche d'un pays, payent l'impôt dû en totalité et dotent ainsi les hôpitaux de moyens, de lits, de respirateurs… ? Pourquoi ne pas boycotter simplement ceux qui s'évadent fiscalement, qui assèchent le grenier de nos richesses ? Finalement la question est celle-ci : comment décrire un pays riche et est-ce là la bonne désignation d'ailleurs : pays riche - pays pauvre ? Nous espérons que cela sera débattu. Alors on continue, on redémarre comme avant, comme si nous n'avions rien vécu ? Nous ne pouvons pas. La fermeture fut brutale. Nous ne souhaitons pas que l'ouverture le soit aussi. Un sas. Un sas de décompression. Un sas de déconfinement. Une évolution de la pensée.

Alors reprendre la vie. Peut-être pas celle d'avant mais pas non plus celle proposée par les seuls et indispensables scientifiques. Nous avons l'impression, peut être erronée, qu'être homme est coupable, tant on culpabilise le bipède. L'homme est coupable de beaucoup, cela est certain et certainement de son malheur. Toutefois vivre n'est pas coupable... Vraiment battons-nous afin que l'homme vive en accord avec la nature. Celle-ci n'étant pas à notre service. Nous devons la servir. Battons-nous pour être plus responsables. Reprenons le goût d'être et de devoir. Écoutons les conseils mais ne suivons pas têtes baissées. Il nous semble que ces conseils scientifiques ne sont écoutés par les gouvernants que quand cela arrange... Cette culpabilisation à outrance pendant ce confinement nous dérange. De plus, planqués derrière ces conseils, certains élus se rangent sans réflexion, oubliant de la vie la beauté, oublieux de l'homme la confiance. Nous observons alors sagement installés dans notre confinement et notre soi-disant ignorance, ces mêmes personnes franchir de redoutables frontières, assouvir des soifs de pouvoir, de revanche ou d'égoïsme. Maîtrisant alors l'abus de pouvoir comme un dû, un jouet d'enfant...

Il y a peu, lors d'une discussion avec un ami médecin, celui-ci nous faisait part de l'analyse qu'il faisait de la période. Étonné par la créativité de l'homme pour meubler le temps, l'ennui. Sa soif de partager avec ses voisins de balcon, enfin, de partager. Il estimait aussi, et nous avec, que chacun se livrait davantage. Les sages devenaient de plus en plus sages, leurs pensées enfin dévoilées, véritablement partagées. Mais aussi, malheureusement, couillonnement, les médiocres dévoilaient encore un peu plus, en toute impunité, l'étendue de leurs possibilités. Cette impunité insupportable derrière le rempart du pouvoir, du "savoir", du devoir protéger cette "population sans esprit". A chaque période de doute, de crise, de désespoir, cette impunité devient banale, laissant alors dans une société des traces indélébiles. Que de romans traitant de cela. De cette mécanique du pouvoir, de la haine, du ressentiment. De cette méthode insidieuse pour mener les foules. Cependant pas d'amalgame, nous considérons les engagements personnels comme des moteurs essentiels à une communauté, à un pays. Toutefois suivre un drapeau, un étendard, une personne, ne veut pas dire aveuglement, ne veut pas dire solidarité jusqu'au boutisme. Au bord de la falaise que fait-on ? On saute avec ou sans car" mourir pour des idées, c'est leur raison de vivre..." (Merci Tonton Georges) ou on recule, on regarde, scrute le vide, le précipice et on réfléchit. Bien sûr il est alors aisé de faire taire par pression celui qui s'exprime librement mais avec discernement alors qu'il devrait suivre docilement. Beaucoup de choses se décident actuellement, localement ou nationalement, beaucoup d'informations circulent relayées par des médias parfois pervers.Exigeons de pouvoir comprendre en toute transparence du local au plus haut niveau plutôt que de subir. Combien de décisions actuellement sont prises et incomprises car non argumentées, non expliquées ? Cela nous semble dangereux pour nos enfants, pour cette soif que nous avons de culture, de rencontres, de vivre, de consommer avec responsabilité. Comme un puzzle, cette fameuse systémie, une société, une ville, un village est construit pièce après pièce. Éliminer une pièce c'est perdre cet équilibre. Et nous, libraires, quelles pièces sommes-nous, quels rôles jouons-nous dans une cité, une société...?

Un sas de déconfinement. Nous nous offrons donc ce sas pendant quelques jours sans précipiter notre réouverture. Nous vous donnons rendez-vous le vendredi 22 mai pour ouvrir de nouveau les pages du Carnet. Nous vous remercions avec émotion pour vos messages si nombreux, si encourageants, si responsables. Vous étiez nombreux à nous suivre, combien ? Un millier au minimum, plusieurs milliers souvent... Merci. Une librairie est fragile, toujours. C'est cela aussi sa beauté. Elle est essentielle, importante mais peut, un jour, disparaître. Nous sommes conscients de cette fragilité, toujours, depuis 16 ans. Maintenant nous garderons un peu de silence, nous communiquerons seulement sur la librairie, nos choix et des modalités de réouverture. Nous vous laissons prendre le relais pour soutenir le Carnet. Nous avons vécu intensément cette période, profondément. Nous verrons si elle nous a fait grandir, nous verrons car il est trop tôt. Nous vous remercions...

Ce blog de confinement se termine. Nous remercions nos enfants pour leur patience.

Christèle et Jean-Baptiste

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