Hervé B.

Conseillé par
19 novembre 2009

Un vrai bonheur avec les livres

Au début de l'année, Actes Sud a eu la bonne idée de ressortir dans sa petite collection si bien nommée Babel, le livre de Alberto Manguel "La Bibliothèque, la nuit". Je l'avais raté lors de sa parution en 2006 et j'ai bien eu tort! A partir de sa gigantesque bibliothèque personnelle qu'il a installée dans le pays de Rabelais, l'auteur nous convie dans un style plein de fantaisie à un voyage dans l'histoire des bibliothèques. Du particulier à l'universel, il embrasse avec méthode les différentes caractéristiques qui fondent aussi bien les aspects de conservation que de mise à disposition des publics. Ordre, espace, forme, hasard, survie, oubli, quelques mots repères parmi bien d'autres qui font échos bien évidemment aux devenirs de ces bibliothèques et à leur évolution dans une forme numérique.

Tout est passionnant de bout en bout et l'auteur a su avec bonheur réussir à éviter l'essai historique assez aride pour une conversation intime avec son lecteur. Il aime bien évidemment trop la forme des livres pour voir un quelconque basculement et avoir un grand crédit pour la réalisation de la Babel numérique."L'Internet n'est qu'un instrument. Ce n'est pas sa faute si notre intérêt pour le monde dans lequel nous vivons est superficiel. Sa vertu réside dans la briéveté et la multiplicité de ses informations ; il peut aussi nous offrir concentration et profondeur... Mais il ne nous assurera pas davantage le gîte et le couvert pendant notre passage en ce monde, car ce n'est ni un lieu de repos ni un foyer, ni la caverne de Circé ni Ithaque (p.235)." Plus loin encore : "Le texte électronique qui n'a pas besoin de page peut accompagner en toute amitié la page qui n'a pas besoin d'électricité ; ils n'ont pas à s'exclure l'un l'autre afin de mieux nous servir. L'imagination humaine n'est pas monogame et n'a pas à l'être, et de nouveaux instruments voisineront bientôt avec les Powerbooks qui voisinnent aujourd'hui avec nos livres dans la bibliothèque multi-média. Il y a une différence, toutefois. Si la Bibliothèque d'Alexandrie était l'emblème de notre ambition d'omniscience, la Toile est l'emblème de notre ambition d'omniprésence ; la bibliothèque qui contenait tout est devenue la bibliothèque qui contient n'importe quoi. Alexandrie se voyait avec modestie comme le centre d'un cercle limité par le monde connaissable ; la Toile, telle la première définition de Dieu imaginée au XIIème siècle, se voit comme un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part (p330)." Beaucoup d'autres passages seraient à citer, des anecdotes extrèmement bien choisies qui éclairent le propos. Celle-ci, notamment, qui m'a beaucoup amusé. Le critique anglais Paul Duguid observait : "Une brève rencontre critique suggère que si, par bien des côtés, le projet Gutenberg ressemble - en mieux - aux bibliothqèues conventionnelles, cela ressemble aussi à une caisse de livres dans une vente de charité paroissiale, où le curé bénit au même titre trésors et nullités parce qu'ils ont pareillement été donnés." Bref, je ne saurais trop vous conseiller la lecture de ce petit livre si attachant, et en plus il a l'avantage aussi d'être illustré en noir et blanc ; les vignettes sont souvent petites à ce format, mais c'est un régal de choix typographiques pour favoriser la lecture et l'érudition. Et je me suis plût à l'idée qu'une version électronique nous permettrait sans doute beaucoup plus de ressources et de vagabondages hypertextuels mais risquerait, sans nul doute, de nous égarer par rapport à la démarche de son auteur. Tout délicieux voyage est aussi délicieux parce qu'il a une fin et nous permet de continuer à voyager mentalement et intimement pour très longtemps...

Conseillé par
19 novembre 2009

Un livre-clef

Vous pourrez toujours passer des heures sur internet à parcourir des centaines d'articles, vous arriverez bien difficilement à approcher la qualité de l'essai de Bernard Poulet "La Fin des journaux et l'avenir de l'information" qui vient de paraître dans la collection "le débat" chez Gallimard. Preuve s'il en était que l'hypertextualité n'est pas tout et que le brillant essai d'un observateur des médias a encore des vertues inégalées dans une collection si bien nommée.

En un peu plus de 200 pages, Bernard Poulet, rédacteur en chef à l'Expansion et auteur notamment du "Pouvoir du Monde" paru en 2003, nous livre un tableau le plus exhaustif possible des enjeux auxquels sont confrontés les médias de la presse. Il dresse le constat d'une industrie absolument sinistrée qui, se voyant doublement délaissée par le public et les annonceurs, ne fait plus assez de bénéfices pour rester viable et accumule les plans de rigueur et les licenciements, quand ce ne sont pas les faillites. "Il faut tordre le cou à un lieu commun qui voudrait que jamais l'apparition d'un nouveau média n'a fait disparaître ceux qui le précédait... On oublie de préciser que les grands quotidiens généralistes qui, en France, diffusaient plusieurs millions d'exemplaires au début du XXème siècle et qui comptaient de dizaines de titres en 1945, ne sont plus que quatre à atteindre péniblement les 400000 exemplaires, que les grandes radios généralistes ont vu leurs audiences divisée par deux depuis les années 1980 et que les grandes chaînes de télévision perdent chaque année des dizaine de milliers de spectateurs. Bien plus grave, l'intérêt de nos sociétés pour l'information s'érode chaque année un peu plus." Rappel historique et chiffres à l'appui, sa démonstration est sans appel et montre le champ de ruines sur lequel nous sommes actuellement. L'auteur et metteur en scène américain Richard Foreman, né en 1937, explique : "Je proviens d'une tradition de la culture occidentale où l'idéal résidait dans la complexité, la densité, et où une personnalité était forgée par une haute culture construite comme une cathédrale. Un homme ou une femme portaient en eux une interprétation personnelle et originale de l'héritage de la culture occidentale. Désormais, je constate chez tout le monde - moi y compris- le remplacement de cette densité intérieure complexe par une nouvelle personnalité qui évolue sous la pression de la surabondance d'informations et de la technologie de l'accès immédiat". Bien sûr Internet ne porte pas seul la responsabilité de ces bouleversements. Individualisme, culture du narcissisme, déliaison entre les individus, incertitudes des personnalités, culte de la vitesse, déclin des humanités et de la lecture livres, tous ces aspects ont commencé bien avant l'irruption massive des nouvelles technologies. Internet a simplement accéléré le processus, pour les êtres comme pour les choses. Plus loin, Bernard Poulet démonte le mécanisme de la machine Google "qui veut clairement se substituer à l'ensemble de l'industrie de la publicité". "Pour l'instant Internet est un Far West : des meutes de cow-boys font avancer leurs charriots à toute allure pour conquérir le maximum de territoires, en l'occurrence l'audience et les services. Ils plantent les poteaux qui délimitent leurs nouvelles possessions sans trop se soucier des règles et des habitudes, pour ne pas dire de la loi. La plupart d'entre eux s'accommodent très bien, en dépit de leurs protestations de vertu, de la présence des hors-la-loi, ces pirates et autres voleurs de contenus qui accroissent sensiblement le trafic en ligne. On peut toutefois être sûr, qu'une fois la conquête achevée, que les plus forts auront triomphé, les "shérifs" viendront rétablir la loi et l'ordre en pendant haut et court quelques-uns des petits aventuriers qui ne les auront pas respectés." Bernard Poulet montre que l'idéologie "libertaire" qui accompagne le triomphe d'internet n'est Citizen-Kane souvent qu'un paravent derrière lequel s'édifient de puissants monopoles économiques pour lesquels l'information n'est qu'un produit d'appel parmi d'autres. Triomphe du gratuit, retour de l'utopie, triomphe démocratique, monde sans experts, tous journalistes, intelligence des foules, mécanisme de la longue traîne, autant de baudruches qu'il dégonfle méthodiquement, arguments à l'appui. Mais la réalité est bien là. Quand Maurice Lévy, le grand patron de Publicis, affirme son espoir en l'avenir de la presse écrite parce qu'il considère "qu'elle joue un rôle essentiel comme ferment de nos démocraties", le fils Alain plus pessimiste, répond : "Au risque d'être politiquement incorrect, je crois que les carottes ne sont pas loin d'être cuites". Alors, la situation est déjà foutue? Pas si sûr et la guerre est clairement ouverte : "A l'avenir, dit Dean Sigleton le patron de MediaNewsGroup, il n'y aura que deux catégories de quotidiens, les survivants et les morts." Objectif déclaré : table rase. Quitte à revisiter les sacro-saints fondements du métier: indépendance, travail d'enquête et d'investigation, qualité de l'information. Et redéploiement à partir de trois mots-clés, e-commerce, hyperlocal et communautés. Pour regagner le terrain perdu, tous les groupes de médias se sont engagés dans une reconquête à l'audience. S'ils n'ont pas encore trouvé de solutions à leurs problèmes, ils s'activent, tout azimuts, tout est à expérimenter : nouveaux métiers, fragmentation des contenus vers le multi-support, délocalisation, tout-internet, haut de gamme, etc. En ligne de mire, l'ennemi est clairement Google. Comme le dit le dirigeant d'un grand groupe de médias français qui préfère garder l'anonymat : "Sur Internet, c'est le marketing qui a pris le pouvoir. Google est là pour longtemps. Internet n'est pas seulement une question de savoir-faire, en matière de multimédia, de référencement ou de communauté. C'est un changement de pouvoir." En guise de conclusion, Bernard Poulet se demande si le tableau n'est pas trop sombre et il conclut : 'Au terme de cette enquête, il faut admettre que personne n'a encore trouvé le business model, le modèle économique qui permettrait de combiner la fabrication d'un information de qualité avec une diffusion de masse. Il faut accepter qu'une page plus que centenaire de l'histoire de médias et de la démocratie est en train de se tourner." J'aimerais savoir comment Monsieur Kane s'y prendrait aujourd'hui...
Si vous devez lire un seul livre pour comprendre la bataille qui s'engage actuellement, c'est bien celui-ci. Merci à Bernard Poulet de nous l'avoir offert moyennant une rétribution d'auteur amplement justifiée (et il n'y aura rien pour Google cette fois-ci!).