Le Carnet en peine.

Jour 46 - dimanche 03 mai 2020 - 18h30

Le Carnet en peine.

Aujourd’hui le Carnet à spirales est en peine. C’est un Carnet de deuil. Rarement nous faisons cela sur ces fameux réseaux sociaux.
Jamais, auparavant, nous n’avions été privés de cet accompagnement physique pour un ultime « au revoir » à nos amis disparus. Situation étrange que de voir ainsi ceux qui comptent partir en solitaire, c’est peut-être le plus dur dans cette période. Ne pas accompagner pour le dernier souffle. Ne pas accompagner pour le dernier hommage.

Chère Mireille. Nous venons d’apprendre chère Mireille Pegon votre disparition physique. Bien entendu l’âge était là, pesant, encombrant depuis déjà quelques temps. Physiquement redoutable. Alors restait l’esprit. Chère Mireille de vous nous héritons. Christèle et moi sommes fiers, et vous le saviez, d’être, des décennies après vous, vos libraires héritiers. De ces quelques 25 m² de librairie boulevard Jacquard à ces quelques 250m² place de la Bouverie. Vous étiez donc libraire, cette très réputée libraire « à l’ancienne ». 21 années. Cela avant que la machine s’emballe, que les presses à papiers recrachent chaque année des milliers de nouveautés, que les flux dématérialisés remplacent les rapports humains, que les meilleures ventes deviennent « best sellers », et que les plateaux télé, jadis lieux de joutes intellectuelles, de belles bagarres de position, ne deviennent que plateaux de divertissement et de promotion. Dans votre espace café tout au fond de la librairie (vous aviez votre table préférée, celle avec les fauteuils), avec votre amie Jeanie, ou avec encore d’autres, on discutait de cela. Dans cette société du zapping, du tout tout de suite, de l’émotion instantanée, vous représentiez la réflexion, avec ce que nous aimions particulièrement, ce refus de juger. Vous aviez cette distance que l’on peut joliment nommer sagesse. Chaque année à la rentrée littéraire, nous vous trouvions tour à tour courroucée et admirative. Courroucée par la complaisance d’un milieu intellectuel qui tourne en rond, entre amis, toujours les mêmes, les quelques ’uns qui font l’audimat, qui focalisent sur eux les flashs des médias, ces « bons clients » de la télévision et des médias. Mais aussi admirative par la diversité, l’élégance, le sourire de ces nouveaux en écriture qui apportaient un peu de fraîcheur, un vent de folie, un feu crépitant, tout en sachant très bien que feux de paille ils seraient ou, satisfaits d’eux-mêmes, ils rejoindraient le premier clan. Et puis, il y a avait vos chouchous, votre gourmandise à vous glisser corps et âmes dans de belles pages de vos artisans écrivains, la phrase façonnée comme une pièce d’artiste, le fonds et la forme, l’exigence et la fluidité. En colère d’ailleurs vous vous mettiez, colère mesurée toutefois, contre le fait que certains ne soient pas mieux reconnus. Vous avez vécu en libraire toute votre vie illustrant ainsi cet adage que nous aimons répéter « libraire n’est pas un métier mais un état d’esprit ».
Lors de la création du Carnet à spirales en 2004. Déjà 2004. Nous n’avons pas pris votre succession car vous aviez passé la main quelques années auparavant. Je ne vous connaissais pas, n’étant pas un pur produit local. Christèle, elle vous connaissait. Élève elle se rendait chez vous pour acheter, outre les classiques à étudier, ses autres lectures pour se nourrir. Librairie et disquaire étaient ses lieux. Nous avons fait connaissance peu à peu. Et progressivement ces générations d’élèves que vous aviez vu défiler chez vous, devenus parents et, oserai-je le dire, grands-parents, ont passé le relais et nous tenons le témoin. Combien nous évoquaient votre librairie boulevard Jacquard. Combien étaient heureux d’entendre, de notre bouche, de vos nouvelles. C’est cela, nous sommes modestement un relais qui se transmet de générations en générations. Nous savons que l’idée vous plaisait.
Nous parlions beaucoup quand vous veniez prendre votre « café allongé avec un verre d’eau » les jours de marchés à Charlieu. C’était avant… Vous aviez toujours ce regard porté sur la culture. Vous l’évoquiez maudissant parfois certains choix, mais portiez toujours un regard bienveillant sur les initiatives. Vous estimiez, et nous avec vous, que la culture ne devait jamais se contenter de satisfaire l’œil ou l’esprit, mais qu’elle devait toujours solliciter, interroger, repousser nos limites pour nous accompagner, nous bouleverser. Ne pas se satisfaire de la facilité de plaire mais faire grandir, rendre plus sage. Là, vous étiez fâchée quand l’offre culturelle, dans des formes peu abouties, se suffisait à elle-même et satisfaisait à des fins électorales, par exemple, des municipalités sans imagination. Quand elle donnait à manger à la population, quand elle l’infantilisait, la maintenait dans une certaine ignorance. Un faire-valoir culturel, une posture que vous détestiez. Cela vous mettait en rogne. A votre âge Mireille... Mais comme vous aviez raison.
La culture était votre ADN, circulant librement, sans autorisation, dans votre sang. Il nous semble que c’était cela l’état d’esprit, celui de l’indépendance, de votre belle indépendance qui vous permettait de jouir des plaisirs de la conversation, de la lecture, de la musique. Et bien sûr Mozart. Vous êtes partie, Mireille, en une bien « drôle » de période. Cette liberté chérie tout au long de votre vie, liberté de choix, exigence intellectuelle, est bien en peine aujourd’hui. Manosque, Avignon. Là aussi vos très chèr(e)s ami(e)s doivent être en tristesse. Ce sud. La librairie de vos amis à Avignon. La maison Giono. Des lieux. Des vies. Des libres.
Discrètement vous nous aviez complimenté Mireille. Car pour vous des 25 premiers m² à notre, votre, Carnet à spirales, en passant par les 75 de la rue Chanteloup, les parfums sont restés. Malgré la taille, l’apprentissage du lieu, les aléas de la vie. Malgré ce pari osé que de venir sur cette Place de la Bouverie. Malgré tout cela vous respiriez encore, au Carnet, les parfums premiers, les essentiels essences de ce que vous aimiez : donner de la culture, la partager, l’offrir à chacun. Nous nous souvenons qu’inquiète vous l’aviez été de voir se déplacer ainsi la librairie mais vous aviez été, une fois de plus, l’une des premières personnes à comprendre et à apprécier. Vous le savez mieux que quiconque que la librairie doit avoir une âme, un caractère, une force, une indépendance. Nous avons hérité de cela… Nous espérons pouvoir continuer pour ensuite, vivre une retraite de libraires, libres d’errer.
Aussi Mireille si nous nous rencontrions en église, nos croyances étaient différentes, surement pas en dimanche matin. Plutôt en harmonie des formes, des voûtes, des arches. Plutôt en qualité acoustique dans le recueillement respectueux d'un concert… C’est cela la beauté humaine : ne pas croire en les même choses mais se respecter humblement pour ce que nous sommes
L’une des dernières fois où joliment, prestement, accompagné de ce con de parkinson, vous aviez franchi le seuil du Carnet, con de parkinson, vous vous êtes assise à votre table. Cette table que j’avais déplacé pour permettre la tranquillité. Ce matin-là nous recevions un groupe musical : guitare et violon. Vous deviez partir pour quelques urgences (non urgentes…) et vous êtes restée. L’idée d’une dernière fois entre un café allongé avec un verre d’eau, entourée de livres et d’un violon, nous plait…
Alors Mireille pour ne pas vous laisser partir dans la solitude du confinement et pour vous accompagner en lettres et contre la bêtise, la suffisance et l’ignorance, nous nous faisons relais et conseillons à votre place de vos amis, faiseurs de bonheur, ouvriers du verbe et émulsionneurs de neurones.
A tous vos ami(e)s d’Avignon, de Manosque, de Paris, de Charlieu et d’ailleurs, nous nous permettons de prolonger vos lectures.
Merci à vous, Mireille…

Un choix de Jeanie Devillard :
poème de François Cheng, que Mireille aimait beaucoup :

"La mort qui rend tout unique est l'unique accès
A la transformation. Face à elle, on liasse tout,
Gardant seul ce que Dieu même ne peut remplacer :
L'amour inachevé d'une âme singulière"