Lettre à Simone

Jour 23 - Jeudi 09 avril - 19 h 30

Lettre à Simone

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Chère Simone de Beauvoir
Depuis le début du confinement, je m'enrichis énormément au contact permanent de mes enfants. Ce qui inévitablement me fait penser à vous. Je vois que vous sourcillez Simone (sourciller : manifester son trouble, s’emploie plutôt à la forme négative). En effet, quelle relation peut-il exister entre votre défunte personne et ma précieuse progéniture ? Quel maillon incongru germant dans mon esprit farfelu a pu vous rattacher, vous, femme de lettres, philosophe existentialiste, figure de proue du féminisme, à ma bande de gamins que vous n'auriez pas pu supporter, même en peinture ? La femme Simone, la femme-mère.

Voyez-vous, autant être franche, j'éprouve du respect pour vous mais vous ne m'inspirez aucune empathie. Du respect car vous avez su parler aux femmes, leur faire prendre conscience du joug exercé par les hommes, les délivrer de l'idée qu'elles n'étaient que des appareils reproducteurs dont la mission essentielle consistait en la bonne tenue d'un foyer, qu’elles n’avaient pas besoin de faire des enfants pour exister dans la société (Encore fallait-il qu'elles comprennent, celles qui n'avaient que très peu fréquenté l'école, la teneur de vos propos tant il est vrai que « le deuxième sexe » n'est pas une lecture aisée qui se boit comme du petit lait). Et vous avez osé parler d’avortement dans un système pétri de conventions et de bondieuseries uniquement régi par les pères et maris. Sacrément culottée.

Aucune empathie car, tout d'abord je vous ai toujours trouvée glaçante, glaciale, glacée. Il paraît même que vous étiez un « horrible bas-bleu », ce n’est pas moi qui le dis c’est le beau Camus (qui entre nous n’a jamais voulu de vous, vous le Castor, la Grande Sartreuse, la femme du chef, mais c’est une autre histoire). Et aussi parce que j'ai un léger différend concernant votre conception de la maternité (synonyme d'esclavage, bousilleuse de poitrine) et de l'enfant (vilain petit dictateur qui vous fait ressembler à une vache allaitante, vous prive à jamais de votre liberté et que vous vous devez de traîner pour l'éternité comme un bagnard son boulet). A votre décharge, vous avez écrit « Le deuxième sexe » en 1949. Les temps ont changé même s’il reste à faire, même si on regarde encore les femmes qui ne veulent pas enfanter d’un œil de travers (un peu comme Jean-Paul Sartre...), ne pas rentrer dans le moule, ne pas servir de moule.

Je pense à vous car si vous me voyiez me démener avec ma tribu, vous seriez horrifiée. Il m’arrive parfois de penser que mes enfants sont des polypes comme vous dîtes. Par exemple quand ils prononcent 200 fois par heure au bas mot le vocable « maman » sur 40 intonations différentes alors que j’essaie de lire tant bien que mal quelques pages ; ou quand mon salon ressemble à la Louisiane après le passage de Katrina ou que je m’allonge sur le sofa et que je sens crisser dans mon dos les restes du dernier goûter ; ou encore quand ils me tournent autour comme des guêpes autour de l’étal d’un pâtissier pour me poser mille questions dont je ne connais pas les réponses. Oui parfois j’ai envie de sortir pousser un cri (en remplissant dûment mon autorisation de sortie), un hurlement primitif qui remonte du fond des âges.

Mais quand les petites vous demandent dans un sourire édenté si la saison du coronavirus c’était juste le mois de mars ou si ça continue au mois d’avril ; quand les grands vous jouent du Chopin au piano ou du Django à la guitare (l’inverse est possible aussi) et que la maison tout entière résonne de leurs notes, je me dis que, peut-être, grâce à eux, la maison ne sentira jamais la naphtaline, je ne regrette pas d’avoir offert mon corps à ces hôtes, certes épuisants, mais si précieux et tellement enrichissants.
Et qu’elle soit H24 confinée avec ses enfants ou qu’elle bataille au front à l’hôpital ou à l’arrière front, à un guichet ou à une caisse, vous n’avez jamais pu imaginer le plaisir que prend une mère (un père aussi) à déposer un gros poutou sur les joues de son tout-petit (même quand il a 15 ans).
Ne vous déplaise, j’ai une profonde affection pour toutes ces petites statuettes que l’on appelle les Vénus préhistoriques dotées d’une opulente poitrine, de hanches très larges et de fesses disproportionnées. Elles m’émeuvent. Elles représentent la vie.

Sans rancune Simone, ne vous inquiétez pas, vous êtes toujours là sur l’étagère (attention Camus n’est pas très loin).

Et d’ailleurs pas loin de Camus, il y a Claudel, Philippe Claudel, que nous avions eu l’honneur de recevoir en novembre 2016. En voilà un bel auteur, profondément humain, humble, attentif à ses congénères, et qui lui, aime les enfants. Il a d’ailleurs dédié à sa fille un petit ouvrage intitulé
« Le monde sans les enfants » Le Livre de Poche moins connu que le sublime « La petite fille de Monsieur Linh » mais tout aussi bouleversant.

Il est composé de vingt nouvelles, vingt petits textes qui n’ont l’air de rien, des petites fables qui reprennent les thèmes de l’imaginaire enfantin, les fées, l’ogre, la magie, les objets qui parlent, les vilains cauchemars. La première, celle qui donne le titre au livre, imagine un monde où les adultes se réveilleraient un jour, « un sale matin » sans les enfants. Panique à bord, qu’est-ce qu’on devient nous adultes sans les enfants ? Une autre imagine un petit garçon que tout le monde rejette et qui a le pouvoir de se réfugier à l’intérieur des livres. Ou encore une fée qui n’a pas exercé depuis longtemps et qui se fait rembarrer par une petite fille de six ans. Derrière ces mots légers en apparence se cache l’enfance, l’enfance épanouie, souriante, et puis l’enfance maltraitée, l’enfance sous les bombes, l’enfance sous l’emprise de la maladie, l’enfance solitaire.
Et pour me faire pardonner de vous avoir un peu malmenée Simone je vous offre ces quelques vers de Philippe Claudel :

Quand je serai grande mon Papa
Tu seras vieux
Tu seras las
Mais moi
Je serais toujours
Toujours là
Tout près de toi
Tout contre toi
C’est moi alors qui te dirai
En t’embrassant dans le creux de l’oreille
Les mondes et les merveilles
Les lunes et les soleils
Te dire qu’il nous restera
A toi à moi
Mille choses à faire
Mille choses à dire
Mille jeux de l’oie
Mille mois de mai
Mille mois de mai.

Bien à vous. Une mère/femme/libraire/ en confinement.

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